Evidemment, mon projet était de marcher dans les pas du héros de Sorj Chalandon mais jamais je n’aurais pensé être confronté à tant d’embuches.
Evidemment, je n’ai pas rencontré la guerre ni aucune hostilité à Beyrouth.
Le seul risque que j’ai pris a été de m’ouvrir à l’autre.
Si je ne savais pas, jamais je n’aurais imaginé qu’à une centaine de kilomètres de là, des gens se faisaient massacrer, que la guerre était là, à notre porte.
Si je ne savais pas, je n’aurais pas honte de ne rien faire, de laisser croire que la misère du monde me touche, de me présenter comme un metteur en scène engagé.
Alors j’aurais pu décider comme Samuel Akounis de traverser la frontière, d’aller à Alep et de monter Antigone avec des habitants. J’aurais trouvé là-bas autant de personnalités politiques différentes, qui auraient chacune leur raison de se révolter contre le pouvoir de Bachar el Assad, pour incarner les personnages de la pièce d’Anouilh comme le fait le héros du Quatrième mur dans le roman de Sorj Chalandon.
De ne pas l’avoir fait, est–ce une question de courage, de lâcheté ?
Est-ce parce que je crois que le théâtre est incapable de changer les choses ?
Ou que j’ai la lâcheté de le croire ?
Ou que j’aurais trouvé mon geste (et même juste d’énoncer cette idée) indécent face à la situation que les syriens vivent ?
Le personnage de Sorj Chalandon ne se pose jamais ces questions. Il accepte la demande de son ami de finir son travail. Il se l’explique par la valeur humaniste d’accomplir un tel geste. Ce genre de geste pour lequel il s’est battu étudiant contre les fascistes, pour l’existence de la Palestine ou contre les fermetures d’usines. Ces combats qui l’ont construit, il veut les prolonger au Liban. Une fois là-bas, malgré les difficultés, les blessures, l’attaque de Beyrouth par les Israéliens, il veut toujours continuer son projet. Il reste sourd à tout ce que les autres personnages peuvent lui dire. Alors que la guerre l’a rattrapé, jamais il ne met en question son positionnement.
Est-il plus courageux, plus fou, plus sourd aux autres et au doute que moi ?
La force du roman de Sorj Chalandon est de poser cette question de la frontière entre doute et conviction, entre égocentrisme et altruisme dans un roman d’aventures. Notre travail à nous est d’incarner ces questionnements et de les confronter au réel quand ce n’est pas simplement la réalité qui décide de choisir pour nous.
En effet, quand nous avons commencé la dernière ligne droite de nos répétitions, début décembre, au Centre Dramatique National de Montpellier, Humain trop Humain, il manquait un acteur. Et pas n’importe lequel, celui qui devait incarner Marwan, le chauffeur de taxi qui emmène le narrateur à la recherche des acteurs.
Gabriel Yamine, que nous avions choisi pour jouer Marwan, ne pouvait nous rejoindre en France pour monter le spectacle. Depuis plusieurs mois, nous étions en discussion pour résoudre des problèmes administratifs quand, au mois de septembre, j’ai su définitivement qu’il ne viendrait pas. L’évidence qu’il avait provoquée en nous lors de nos rencontres avec l’équipe rendait impossible son remplacement. Je me suis alors accroché à l’idée qu’il serait présent uniquement à l’image et cela m’a conduit à bouleverser encore l’adaptation. Mais quelques jours plus tard, je me rendais compte que le coût de cette opération n’était pas à la hauteur de ce que j’avais imaginé au départ de notre aventure. Cela n’avait plus rien à voir avec la rencontre humaine possible seulement grâce aux temps longs des répétitions. Je fantasmais une rencontre qui avait perdu de son sens.
J’ai préféré en faire le deuil pour en imaginer une autre différente avec un libanais vivant en France depuis dix ans, Raymond Hosni.
Quand j’ai commencé à dire autour de moi que je montais Le quatrième mur, il y a plus de deux ans et que je cherchais des acteurs libanais, le nom de Raymond revenait sans cesse dans les bouches de ceux qui m’entouraient. Mais je tenais à un libanais du Liban car je voulais me confronter non seulement à des étrangers mais aussi à des acteurs étrangers. On ne pratique pas l’art dramatique au Liban comme en France même si les affinités artistiques peuvent être proches.
Donc je ne voulais pas d’un acteur libanais qui se soit trop fait influencer par notre manière de travailler. Raymond a fait ses études théâtrales à Beyrouth et même s’il travaille beaucoup en France, il a conservé cette étrangeté passionnante de quelqu’un qui ne vient pas d’ici.
Des répétitions, c’est aussi trouver un équilibre dans une équipe où chaque participation étrangère peut fragiliser l’édifice. Ses quelques jours de présence ont eu au contraire le pouvoir de créer du lien entre nous : entre Diamand Abou Abboud, la seule interprète libanaise qui sera finalement au plateau avec nous, et les autres qui avaient déjà travaillé ensemble mais aussi entre nous et le Liban.
L’équilibre se trouve aussi grâce au lieu dans lequel s’ancrent les répétitions. Nous avons eu la chance de répéter au Centre Dramatique National de Montpellier, Humain trop Humain, où nous avions créé plusieurs de nos derniers spectacles. Répéter ici, c’était aussi retrouver une équipe administrative et technique qui nous est chère et qui nous a entourés pour soutenir les fondations.
L’arrivée du danseur et chorégraphe, Léonardo Montecchia, avec qui je travaillais pour la première fois, a permis aussi de rassembler les corps de notre équipe disparate allant du musicien à l’enfant. Je lui ai demandé pour la fin du spectacle le moyen de mettre les corps à l’unisson et c’est bien évidemment chacune de leurs particularités qui brillent.
Pour Noël, nous avons rangé le spectacle dans des cartons à embarquer sur notre traineau qui nous emmènera à la Filature de Mulhouse au début de l’année nouvelle.
Le temps des fêtes de fin d’années aura été celui de l’attente avec un spectacle qui montre le bout de son nez mais qui a encore besoin d’attention et de soin pour se révéler, debout, bien en équilibre, prêt à affronter le public.